« J’ai toujours balancé dans ma vie entre les préoccupations sociales et environnementales » Interview avec Paul Delaunois

, par Ekkehart Schmidt

Paul Delaunois, né en 1965 à Ghlin près de Mons en Belgique, est membre du conseil d’administration (CA) d’ etika depuis une quinzaine d’années, de Co-Labor depuis une vingtaine d’années et récemment aussi de Frères des hommes.Avant de devenir directeur général de Médecins Sans Frontières (MSF) Luxembourg, il a été directeur de Greenpeace Luxembourg et encore avant, gérant de Co-Labor. Il vit à Berg dans la commune de Betzdorf, où il est aussi engagé dans la vie communale. Rendez-vous avec un activiste de longue date au siège de MSF à Gasperich, un après-midi de la fin du mois de juillet.

Bonjour Paul, sur quoi travaillais-tu quand je t’ai interrompu ?
J’étais occupé à discuter avec le responsable de la l’unité de recherches opérationnelles au sujet de l’organisation du travail de son équipe à la suite du départ

en congé de maternité d’une de nos collèguesLe management est une grande partie de mon boulot.

Comment es-tu arrivé à ce poste ? Selon mes informations tu as étudié la santé publique ?

Non ce n’est pas la santé publique qui m’a amené à MSF. J’ai seulement suivi cette formation une fois que j’étais en fonction ici, histoire d’ajouter un peu de connaissances théoriques à mon travail quotidien.. De formation, je suis ingénieur agronome.

Comment ça ?

Il y a une petite histoire derrière ce choix : Une de mes préoccupations dans les années ‘80s était la situation en Amérique centrale, théâtre de nombreuses guerres civiles. J’étais préoccupé par le sort des orphelins dans cette région. Mon projet initial c’était de créer une ferme au San Salvador pour y accueillir ces enfants qui avaient perdu leurs parents.

C’était ambitieux ! Tu étais encore jeune…

Oui. Mais à cette époque, Je me disais : On ne peut pas laisser cette situation sans réagir. Donc je suis allé à Bruxelles à l’Université libre (ULB) pour y étudier l’agriculture. J’ai toujours eu cette préoccupation sociale envers les vulnérables. Il y avait de grosses injustices causées par la guerre..

D’où venait cet engagement ?

J’ai toujours été engagé. À l’âge de 14 ans, j’ai aidé à créer une section d’Amnesty International et une radio libre dans mon Lycée. Pendant mes études universitaires je me suis engagé comme activiste chez Greenpeace. J’ai toujours balancé dans ma vie entre les préoccupations sociales et environnementales.

Et le rêve de la ferme ?

Bon…, il y a deux choses. Tout d’abord j’ai rencontré Simone, ma compagne depuis les années 90, qui est luxembourgeoise. Deuxièmement, à la fin de mes études universitaires, j’ai été engagé comme chercheur. J’effectuais des recherches sur l’impact environnemental de l’industrie des pâtes et papiers dans un laboratoire de microbiologie. A la fin de mes études c’était plutôt des questions environnementales qui me préoccupaient. Simone est retournée au Luxembourg – et voilà, dans la vie il est nécessaire de faire des choix… Pour moi, c’était entre une carrière de recherche en Belgique et la vie privée. On s’était dit : Elle cherche du travail en Belgique et moi au Luxembourg. J’ai trouvé le premier. Un boulot intéressant, chez Co-Labor. C’était en 1994. Il y avait le thème de développer des idées afin d’unir le social et l’environnemental dans le cadre du travail. Je trouvais ça fantastique.

As-tu commencé comme gérant ?

Non, au début. J‘étais assistant du gérant pour y développer des idées de développement d’activités, notamment dans la gestion des déchets verts. Mais après un an de crise interne, le gérant a démissionné. Je me suis proposé pour faire l’intérim, au départ pour six mois – et puis j’y suis resté dix ans !

Ce fut le premier contact avec etika, Co-Labor étant un membre fondateur et un des premiers projets financés par etika ?

En effet : les premières idées sur la fondation de etika existaient bien avant 1996. Avec des personnalités comme Jos Thill et Laure Belin, qui étaient au CA de Co-Labor et deviendrait plus tard, le premier président et l’une des premières coordinatrices d’etika, on recherchait d’autres logiques de financement : une banque alternative ! C’était nécessaire ! On était un groupe de gens travaillant dans le secteur social, pour des ONG, parmi eux, il y avait aussi le Méco. Je me souviens que j’ai participé en 1994 à la première conférence sur la finance alternative au Luxembourg.. J’étais en contact avec tous ces gens qui ont permis la création d’etika, mais mon engagement direct au sein d’etika, dans le comité de crédit puis au CA, a seulement commencé dans les années 2000.

Comment s’est fait le passage vers Greenpeace ?

Vers la fin des années 80, j’étais déjà activiste au sein de l’organisation en Belgique. Arrivé au Luxembourg j’ai rejoint naturellement la section locale puis au bout de quelques années, j’ai été élu au CA. En 2004 j’avais l’impression d’être à la fin d’un cycle à Co-labor. J’avais initié pas mal de projets, mais il était temps de passer à autre chose. Et il y a eu la possibilité de postuler comme directeur pour Greenpeace-Luxembourg. J’ai saisi cette opportunité et mes préoccupations ont (re)basculé vers l’environnement.

Quels thèmes te préoccupaient ?

Globalement les mêmes qu’aujourd’hui : le nucléaire, la protection du climat, la biodiversité et les OGM. L’injustice climatique a été une des concepts qui m’a le plus marqué pendant mon mandat au sein de Greenpeace. ’Plus tard en 2010, j’ai aussi contribué à l’évaluation du bureau Greenpeace en Afrique. Avant cela je n’avais jamais voyagé dans un pays en développement.

En devenant directeur de MSF cela a changé ?

Oui. Il y a beaucoup de déplacement, mais ce sont surtout des déplacements au niveau européen – plusieurs fois par mois. Je ne vais sur le terrain de nos missions qu’une ou deux fois par an.

Quelle mission t’a le plus marqué et pourquoi ?

Il y a énormément des choses qui m’ont marqué depuis que je fais ce travail. Émotionnellement, il y a des situations extrêmement dures et pénibles. Gérer de telles situations dramatiques avec et pour les gens, sans oublier la gestion des volontaires, reste une énorme responsabilité. Ébola a été une expérience très éprouvante, c’était une mission particulièrement dure pour les patients et les volontaires MSF : On était pratiquement abandonné de la communauté internationale pendant 6 mois. La situation en Syrie et le sort des réfugiés me préoccupent aussi beaucoup. Les victimes sont confrontées au cynisme de la communauté internationale. La plupart du temps, la population civile est abandonnée. On ne fait même pas le minimum pour aider des millions de personnes : en Syrie, au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen, au Burundi ou en Érythrée (pour ne citer que ces quelques endroits chauds où les humanitaires interviennent).

Ce n’est pas l’impuissance de la communauté internationale ?

Il existe une constante dans toutes ces situations, où des populations civiles innocentes sont confrontées à l’injustice : ce sentiment, que les moyens d’aider existent, mais on ne les déploye pas.. Avec MSF, on sait, ce qu’on fait, il y a des impacts directs et importants mais cela reste souvent très dérisoire par rapport à l’ensemble des besoins.

Parlons maintenant de l’actualité…

MSF-Luxembourg a 30 ans cette année. C’est depuis 1986, que nos équipes apportent leurs secours aux populations en détresse – sans discrimination de race, de religion, de philosophie ou de politique. Nous partons en mission afin de soigner et d’apaiser les souffrances. Le Mouvement MSF déploie aujourd’hui presque 40 000 médecins, infirmières, épidémiologistes, logisticiens et spécialistes en eau et assainissement qui travaillent sans relâche dans plus de 70 pays de par le monde, nous sommes souvent les premiers à percevoir les urgences et à apporter une réponse appropriée et proportionnée aux besoins des populations les plus vulnérables et aussi souvent les derniers à partir dans les situations les plus compliquées d’un point de vue sécurité.

C’est impressionnant pour une ONG !

Oui, on peut vraiment dire que MSF est une référence globale dans le secteur humanitaire, que ce soit dans les conflits armés, de catastrophes naturelles ou dans toute autre situation où le droit fondamental d’accès aux soins n’est pas assuré.

Ce sont des salariés de MSF ou des bénévoles qui vont sur le terrain ?

On utilise le mot « volontaires », mais ils sont indemnisés. Parmi l’ensemble du personnel MSF déployé sur le terrain, 10 % sont des expatriés – ce sont les volontaires qui mettent leurs compétences au profit des autres en difficultés – et 90 % viennent du staff national qui sont recrutés sur place.. Parmi les volontaires, il y a tous les cas de figure possible, quelques-uns cumulent même leurs congés d’un ou deux ans pour aller en mission, c’est le cas d’ une infirmière luxembourgeoise qui part tous les deux ans en mission pour MSF.

Quel engagement !

Oui, cet engagement est un des moteurs de ma motivation à travailler pour MSF. Mais c’est aussi une grande responsabilité pour des gens comme moi, lorsqu’on envoie des volontaires en mission : il faudrait être sûr de leur sécurité. Malheureusement on ne peut jamais la garantir complètement, car ils travaillent dans des endroits et circonstances extrêmes. Mais notre action est primordiale. En ce moment il y a cinq personnes de MSF-Luxembourg sur le terrain : au Yémen, au Niger, au Mali, en RD du Congo et à Haïti. En résumé, notre expertise, notre engagement volontaire, notre vigilance et la préparation de nos équipes nous permettent de sauver des vies dans le respect strict des valeurs de neutralité et impartialité.

Et MSF Luxembourg ?

Depuis sa création en 1986, MSF Luxembourg a envoyé des centaines d’expatriés sur le terrain des opérations humanitaires dans de nombreux pays. On suit trois objectifs : donner une réponse médicale d’urgence, former le staff national et développer des structures de santé avec les populations : on les met en place et on se retire ensuite pour les laisser continuer. Notre objectif n’est pas de développer des projets MSF sur le long terme. Je suis allé dernièrement au Burkina Faso, où, j’ai aussi visité un de nos anciens projets qui s’occupe des enfants des rues qui vivent à Ouagadougou. C’était très encourageant de voir que le projet mis en place par MSF-Luxembourg continue 6 ans après, suivant les mêmes critères de qualité que lorsque nous l’avons remis au personnel que nous avions formé. Depuis 2009, MSF-Luxembourg met également son expertise au service de l’amélioration de la qualité des projets et de l’efficacité de nos interventions sur le terrain à travers l’unité de recherche opérationnelle, LuxOR.

Que font-ils exactement ?

Notre engagement dans la recherche opérationnelle apporte des réponses concrètes aux problèmes que rencontre le terrain. Cela se traduit par des changements de pratique et de politique de santé aux bénéfices des patients.

Mais vous êtes aussi très actifs et présents au Luxembourg ?

Oui, notre rôle est aussi de sensibiliser et d’informer le public luxembourgeois sur les besoins des populations meurtries et sur notre travail auprès d’elles. Si nous ne sommes pas sûrs que la parole puisse sauver des vies, nous sommes par ailleurs certains que le silence tue !

Vous avez fait la une en rejetant l’argent de l’UE…

Le travail pour les réfugies est un exemple de l’application de nos principes. Dans ces circonstances d’une politique néfaste de l’UE envers les millions de déplacés et en plus, l’accord UE-Turquie qui va consacrer une partie de son budget humanitaire pour faciliter l’application de sa politique est des choses que nous ne pouvons tolérer sans devenir complice de cette politique. On a donc décidé de refuser à l’avenir le financement de l’UE. Bien sûr MSF pouvait se le permettre sans que cela ait un impact négatif sur le terrain, puisque depuis de nombreuses années nous réduisons notre dépendance au fonds institutionnels. Mais, à ce jour nous sommes l’une des rares ONG à avoir pris cette décision radicale.

D’où vient l’argent pour le travail de MSF ?

Principalement de donateurs privés. On a 27.000 donateurs réguliers au Luxembourg. On a un principe clair concernant notre relation à l’argent : Ce sont toujours les besoins qui sont à l’origine de la somme qu’on va solliciter. S’il y a des grosses urgences médiatiques, MSF va d’abord évaluer l’ampleur des activités que nous allons mettre en place, avant de lancer nos campagnes de collecte de fonds. On ne collecte pas plus d’argent qu’on a besoin. En ce moment, on fait une évaluation des besoins liés aux prochains projets qui seront mis en place.. Ensuite on va solliciter les donateurs.. Le tout est extrêmement transparent.

Ces trois structures, ou même quatre avec etika : Quel est leur socle commun ?

Je n’aurais pas fait n’importe quoi comme travail. Je choisi très précautionneusement les causes dans lesquelles je m’engage. Dans chacun de ces engagements professionnels ou personnels, il y a un principe d’indépendance qui m’est très cher et puis chacune de ces structures possède également des principes très forts, avec lesquels elles ne transigent pas. Je m’identifie totalement avec les valeurs de MSF.

Merci Paul !

Interview conduite par Ekkehart Schmidt

Article du 04 août 2016, une version raccourci est paru dans etikaINFO 51